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atelier d'architecture laurent tournié
Tradition - éditions cosa mentale - cycle quatre #11
Laurent Tournié
Toulouse - mai 2013
"Autrefois moi aussi j'ai considéré l'avenir comme seul juge compétent de mes oeuvres et de mes actes. C’est plus tard que j’ai compris que le flirt avec l’avenir était le pire des conformismes, la lâche flatterie du plus fort. Car l’avenir est toujours plus fort que le présent. C’est bien lui en effet qui nous jugera. Et certainement sans aucune compétence. Mais si l’avenir ne représente pas une valeur à mes yeux, à qui suis je attaché : à Dieu ? à la patrie ? au peuple ? à l’individu ? Ma réponse est aussi ridicule que sincère : Je ne suis attaché à rien sauf à l’héritage décrié de Cervantès. » - Milan Kundera (1)
SANS RECOMMENCEMENT, PAS DE COMMENCEMENT.
L’architecture c’est…………………………………………………………
L’architecture c’est l’art de bâtir les espaces ou habitent les hommes.
L’aventure de l’architecture a commencé il y a environ cinq mille ans et nous la considérons d’une certaine façon depuis qu’il y a environ six cent ans, Léon Battista Alberti (nous ne parlons ici que de l’Europe) en a fait, pour aller vite, un ensemble structuré de concepts au sein d’une discipline. Les premiers moments de l’architecture comme discipline, furent jalonnés de traités et de manuels, dont les visées de transmissions et d’enseignements étaient probablement nécessaires. Avant cela il fallait, pour transmettre l’art d’édifier, traduire et non trahir les secrets des discrets bâtisseurs. Les écoles d’architecture n’existaient pas encore.
L’architecture vient donc de commencer et celle ci traverse, elle aussi, une crise: Une crise de croissance semble t’il…
Certains architectes semblent manquer de repères. Entre un passé peuplé de catastrophes et un avenir sans espoir, les « post modernes » (sorte d’adolescents permanents convaincus de leurs « créativités » et de la nécessité de marquer à chacun de leurs gestes les esprits de leurs clients incultes avec ceux de leur hypothétique public branché) ont jeté le bébé et gardé l’eau du bain. Par ailleurs, historicistes et nostalgiques de tous bords continuent de coller leurs photomontages sur les rétroviseurs de l’histoire, proclamant ça et là l’existence de quelque tradition qui se meurt. Et puis voici l’avenir à nouveau convoqué, les leçons de l’Histoire ne suffisent plus. Qu’allons nous transmettre aux générations futures ? On se souvient à nouveau que les choses bâties doivent durer, qu’elles doivent nous survivre… On va « sauvegarder » les choses, la vie… « Au cas où : on ne sait jamais ». Qu’est ce donc ce que jamais nous ne saurons ?
L’architecture n’est pas une religion, elle ne dispose pas d’une Tradition, encore moins d’un clergé ; Peut être quelques comportements sectaires, quelques clans peuvent donner ça et là l’illusion d’inavouables communautés.
Une conception ancestrale de la tradition : transmission continue des savoirs, des savoir faire…etc. n’est évidemment plus possible : on ne peut pas transmettre tous les savoirs et tous les savoir faire : on transmet DE l’architecture et non pas l’Architecture…
Sans doute en cherchant bien trouvera t’on quelque groupe revendiquant la tradition de ceux qui n’en ont pas; Il semble cependant que le redoutable recyclage des images et des figures du passé (y compris celles de ce matin systématiquement nommées et classées vers leur irrésistible passé), auquel nous assistons impuissants, soit capable d’annuler à lui seul toutes les autres potentialités de traditions. La grande lessiveuse postmoderne continue en mode « post post » son entreprise de production nihiliste. Nous sommes de toute façon, pour l’heure, assignés à l’indifférenciation planifiée, dans laquelle la somme des postures faussement différentes (c’est à dire des impostures) semble satisfaire le public, les médias, les écoles.
Les oeuvres d’architecture ne sont pas faites de leçons apprises et rendues.
Souvent, dans les écoles d’architecture, on fait des « rendus » : On restitue des choses empruntées en les recouvrant d’enluminures et de clins d’œil complices destinés à rassurer les pédagogues inquiets sur la capacité des futurs diplômés à singer leurs postures si singulières et si libérées, finalement.
Chaque architecte (personne qui fait de l’architecture) peut participer à un commencement de l’architecture…
Chaque architecte ne peut pas avoir lu tous les traités anciens, il ne peut pas avoir vu toutes les œuvres de ses prédécesseurs (diplômés ou non): il choisit d’en côtoyer certaines plus que d’autres : il établit sa propre « filiation», il choisit ce dont il désire hériter, il cultive les champs de ses connaissances. Certains architectes, et parmi les plus grands, n’ont pas étudié dans des écoles d’architecture.
Nous pouvons donc hériter librement, continûment, avec la légèreté nécessaire à toute découverte et avec la conscience de celui qui sait ce qu’il cherche. Car hériter c’est découvrir – dé-couvrir – en éclairant de sa conscience, de son présent, une chose qui cherche non pas à revivre mais à permettre que nous puissions la comprendre d’abord puis éventuellement la traduire, ou la trahir : « Un tel s’inscrit dans la tradition de…, tel autre rompt avec la tradition de… »
Traduire ou trahir ? Dans les deux cas, il vaut mieux connaître ce dont il s’agit.
Revoilà la vieille difficulté : de QUOI s’agit il et COMMENT le Faire ?
Il arrive que pendant nos « longues recherches patientes », on ne puisse pas recevoir, n’étant pas toujours prêts, la puissance, la beauté d’une œuvre désignée comme « classique » voire « universelle ». Dans les temps de nos vies, certaines œuvres semblent nous attendre ; Elles attendent que nous les comprenions : que pourraient elles attendre d’autre ? Leur futur ? Il est déjà passé. Leur véritable fin ? C’est déjà fini.
« Est classique ce qui parle de telle manière qu’il ne se réduit pas à une simple déclaration sur quelque chose de disparu, ou à un simple témoignage sur quelque chose qui reste à interpréter ; C’est au contraire ce qui, à n’importe quel présent, dit quelque chose comme s’il ne s’adressait qu’à lui. » H.G. Gadamer (2)
En oeuvrant à son tour, et nous n’œuvrons jamais seul, chacun inscrit son travail dans le temps partagé, dans le monde.
Je crois que faire de l’architecture c’est participer au commencement d’un monde.
Cela devrait être simple : cet écart volontaire et silencieux.
Cet espace immobile mais aussi en mouvement.
Toutes ces lumières sur ce simple mur qui ne mourra jamais !
C’est très difficile, c’est très compliqué… et nous n’œuvrons jamais seul.
Les grands architectes (connus ou anonymes) ont élaboré en leurs temps des nouvelles façons de faire des projets d’architecture, de fabriquer des espaces, de poser certaines questions qui leur semblaient nécessaires à certains moments, moments qu’ils n’avaient pas véritablement choisis. Parfois, certaines œuvres ont atteint un tel niveau d’invention (architecturale bien entendu) que notre regard sur toutes les autres œuvres d’architecture s’en trouve transformé.
Les leçons de la maison Farnsworth ne nous empêchent pas de recevoir celles de cette chapelle romane. Elles sont toutes les deux très éloignées ou très proches de nous selon nos désirs de les comprendre.
Manifestement nous ne sommes pas supposés être capables de voir le monde comme ce bâtisseur du XII ième siècle: Seuls quelques érudits, c’est entendu, peuvent livrer, au mieux, une certaine représentation de ce que pouvait penser un bâtisseur du XII ième siècle.
Mais ce qu’un architecte voit dans cette chapelle romane, c’est le commencement d’un monde, car s’il en voit (disposant de ses yeux) le résultat, le souffle, les lumières… il y mesure également, disposant de son esprit cultivé et de son âme désirante, les épreuves de sa conception et de sa mise en œuvre: Comment cette voute vient elle s’appuyer sans aucun effort apparent ? Quel combat fut livré dans cet angle pour qu’il me soit si familier ? Quelles règles ou absence de règles… ? La lumière semble jaillir des pierres et tout vient de dessous ! Tout ce travail dans ce seuil que je n’avais pas encore vu… Cette puissance dans cette petite bâtisse qui résonne au dedans comme au dehors… je ne sais pas faire un toit.
Si « rien n’est à inventer et qu’il faut tout réinventer » (3), il nous appartient tout de même de chercher les « sources de l’invention » afin de les fréquenter, modestement, à notre tour.
Christian Devillers : « Le regard de Vacchini sur le passé, comme celui de Mies ou de Kahn avant lui, n’a rien d’historiciste, il n’en tire aucun mimétisme, ni même aucune citation. Il est aux antipodes des « néo classicismes », du post modernisme ou du maniérisme moderne qui recyclent les images ou les formes spatiales du passé et les recomposent sur un plan que l’on pourrait qualifier de linguistique. Il écarte tout bavardage pour aller aux sources de l’invention véritable, aux questions essentielles de l’architecture, celles qui ont toujours été là mais qui doivent toujours être reposées à nouveau, comme si elles n’avaient encore jamais reçu de solution – faute de quoi il ne resterait que l’image des solutions occultant la question elle même. » (4)
Projeter c’est questionner encore.
L’activité projectuelle, qui est donc une activité critique, est une activité de culture.
Il s’agit de reconfigurer les écarts, les distances, que nous entretenons avec les œuvres immobiles : les aimer ne suffit pas, il faut les critiquer afin de les rendre intelligibles. Cette reconfiguration nous permet finalement de rendre intelligible notre modeste travail, présent à nous mêmes en quelque sorte : cette exigence demande du temps que l’époque ne veut plus nous donner.
En architecture, il n’y a pas d’ « éternel retour ». Il n’y a pas non plus de place pour quelque douloureuse marche arrière: l’humaine nostalgie ne nourrit que les rêves.
Projeter c’est être dans la quête continue d’un commencement.
Chaque partie de l’objet projeté et chaque étape du processus de mise en œuvre sont soumises à cette convocation du commencement : Nous devons bâtir continûment la preuve de cette adéquation entre le QUOI et le COMMENT.
Voilà pourquoi il ne faut pas « suivre » ses chantiers (encore moins en sous traiter le « suivi ») mais les diriger. Car nous sommes les seuls à pouvoir « séparer le pourquoi du comment » et à connaitre l’origine de chaque principe.
Un architecte devient un architecte en bâtissant des œuvres d’architecture.
Chaque œuvre est faite d’un travail immense, de questions tranchées, d’ambiguïtés portées jusqu’au bout de la mise en œuvre, de rencontres, de luttes, de prises de risques et de compromis … (Ce matin, sur mon chantier, Corbu m’avait abandonné…et mon client également.)
Les militants de COSA MENTALE m’avaient demandé d’essayer de dire ce que représentait pour moi le mot « tradition »….
…. Je ne suis attaché à rien sauf à l’héritage décrié de quelques grands maitres.
Notes
1 Milan Kundera – l’Art du roman - 1986 (Editions Gallimard)
2 Christian Devillers - Les sources de l’invention –
Introduction à « Capolavori » de Livio Vacchini – 2006 (Editions du Linteau)
3 Luigi Snozzi : aphorismes
4 Hans Georg Gadamer - Vérité et Méthode -1960 (Éditions du Seuil -1996)